Argentine: le procès de jeunes rugbymen pour meurtre fascine, et incommode

police argentine

Buenos Aires, 27 jan 2023 (AFP) – Une touche de racisme de classe, de racisme tout court, de violence ordinaire, de rapport à la masculinité: le procès en Argentine de huit jeunes rugbymen pour le passage à tabac mortel d’un jeune de 18 ans, il y a trois ans, touche du doigt quelques fêlures, et points aveugles, de la société.

Huit copains de 21 à 23 ans, coéquipiers d’un petit club de province, risquent la perpétuité – elle a été requise mercredi -, dans un procès devenu feuilleton de l’été, parfois jusqu’à la nausée, des télévisions. A la mesure de l’émotion que le drame avait suscité à l’époque, déclenchant des manifestations.

Le 18 janvier 2020 au petit matin, une bagarre éclate dans une boîte de nuit de Villa Gesell (370 km de Buenos Aires), une station balnéaire populaire chez les jeunes. Les protagonistes sont vite expulsés, mais dans la rue ça repart, et Fernando Baez Sosa, un étudiant en droit de 18 ans, est isolé, déséquilibré, roué de coups de poings et de pieds. Il mourra de ses lésions.

En trois semaines, le procès n’a guère apporté d’éclairage sur les causes du drame. Des détails factuels, pénibles parfois sur le déchaînement de violence, sur l’insaisissable rôle précis de chacun, et des accusés prostrés, mutiques. Sauf quand l’un ou l’autre a tenté l’esquive, avançant que lui-même n’avait « pas frappé ».

La couverture médiatique a parfois mêlé indignation et spéculation malsaine – Combien prendront-ils? Perpétuité pour tous? Certains? – Mais a aussi libéré une parole sur les réseaux sociaux, dans des tribunes, débats, sur ce qui, au fond, a tué Fernando.

« Violence, racisme, machisme, alcool, c’est un cocktail de maux de notre société », mais « je n’élude pas que le rugby est une partie du problème », estime pour l’AFP Facundo Sassone, sociologue à l’Université de San Martin, et entraineur d’une équipe de jeunes en banlieue de Buenos Aires.

– Rugby, « valeurs » et dérives –

« On se pense et présente en sport de valeurs, d’amitié, mais il y a là un échec, quelque chose de mal intégré par des jeunes (…) quand le +un pour tous, tous pour un+, défendre le maillot face au rival, glisse à l’extrasportif, et peut générer des situations de violence hors du terrain ».

Depuis le crime, plusieurs rugbymen de renom se sont exprimés, parmi eux l’ex-capitaine de l’Argentine Agustin Pichot (71 sélections), qui avait rencontré la famille de Fernando. Et dans une émouvante autocritique, avait reproché à son sport, au fil du temps, « d’avoir normalisé de mauvaises choses », en « ne différenciant pas le bien du mal » dans certaines de ses valeurs et comportements de groupe.

Le rugby n’a certes pas le monopole de la violence en bande – guère une saison de football ne passe en Argentine sans un mort parmi les « hinchas » – ni des bagarres alcoolisées en sortie de discothèque.

Mais le sport, très minoritaire, et historiquement associé à une élite aisée – c’est plus complexe dans la réalité, à l’image des accusés de classe moyenne -, s’est trouvé dans le viseur après le drame. Et pas étranger à la délectation médiatique pour ce qui est connu comme « le procès des rugbymen ».

« Personne ne se serait fasciné pour des (violences entre des) bouclés basanés. Mais le blondinet qui assassine, ça, c’est comme +un homme a mordu un chien+: c’est une news », a résumé le sociologue et écrivain Alejandro Seselovsky dans une tribune.

– Negro ? Quel negro ?-

Et la mort de Fernando a d’autres résonances, que la société argentine n’est pas toujours prête à entendre.

« Negro de mierda! » crièrent des agresseurs – selon plusieurs témoins – tandis qu’ils frappaient Fernando, fils d’immigrés paraguayens, issu d’un milieu modeste.

Le racisme ici « paraît évident au moment de la décharge de violence. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne l’auraient pas attaqué s’il n’était pas » Paraguayen, tempère Guillermo Lévy, sociologue à l’université de Buenos Aires. « La question de classe joue un rôle important dans ce cas ».

Car dans une classe moyenne urbaine, aux lointaines racines européennes, ou selon l’expression locale « descendue du bateau » (par opposition à Amérindien), « negro » a pu s’appliquer successivement aux indigènes et aux migrants venus de l’intérieur, des pays limitrophes plus pauvres. Ou à quiconque perçu comme inférieur à soi, explique en substance à l’AFP Sebastian Bruno, sociologue spécialiste de l’immigration.

Ceci d’autant plus que la paupérisation de la classe moyenne depuis plusieurs décennies de crises économiques, fragilise un statut longtemps perçu comme « hérité », et renforce ce besoin avide de se distinguer, se distancier, de « l’autre » social, ajoute M. Bruno.

Pour qui le procès, outre rendre justice, demande aussi « d’assumer un racisme, ou racisme de classe, qui s’exprimait et continue de s’exprimer dans une bonne partie des interactions sociales » de l’Argentine du 21e siècle.

© 2022 AFP

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