Bordeaux, 18 sept 2023 (AFP) – Un essai non accordé entré dans la légende, un arbitrage douteux, la joie de Mandela… l’ancien troisième ligne Abdelatif Benazzi (55 ans, 78 sél.) revient pour l’AFP sur l’épopée des Bleus de 1995, stoppés en demie (19-15) par l’Afrique du Sud, lors d’une coupe du monde où « la politique a pris le pas » sur le rugby.
QUESTION: Peut-on dire qu’après les tournées victorieuses en Afrique du Sud (1993) et en Nouvelle-Zélande (1994), vous abordez la compétition en position de favori?
REPONSE: « Effectivement. Des trois Coupes du monde que j’ai disputées (1991, 1995, 1999, NDLR), c’était la période la plus propice pour la gagner. Cette équipe détenait le record de victoires contre les équipes de l’hémisphère Sud chez elles. On avait aussi un entraîneur (Pierre Berbizier) pionnier par rapport à ce qui se fait aujourd’hui, qui était en avance sur son temps. »
Q: Comment se passe votre arrivée sur place?
R: « On arrive une semaine avant tout le monde dans un camp d’entraînement loin de Pretoria et on avait comme +sparring-partners+ des tauliers d’une prison. On avait une ossature qui était pratiquement la même depuis trois-quatre ans, ce qui était rare à cette époque-là. Après l’apartheid, les Sud-Africains voulaient montrer au monde entier que même s’ils n’étaient pas une bonne équipe un an avant, ils se préparaient physiquement comme des monstres. Les All Blacks, qui avaient subi quelques humiliations, se préparaient comme il faut. Il fallait qu’on se prépare très dur pour être au top en quarts, en demi-finale, ce qui explique qu’on est montés crescendo, sans frayeur, même si ce match contre l’Écosse (22-19) nous a fait vraiment peur. On marque un essai par Émile Ntamack à la 84e minute. »
Q: Il n’y a pas photo en quarts contre l’Irlande (36-12) juste avant de retrouver les Springboks en demi-finale dans des conditions dantesques…
R: « Cela nous a perturbés. On ne savait pas si on allait jouer. On ne pouvait pas annuler le match pour le jouer ailleurs, rien n’était prévu pour. Il a fallu attendre une heure et demie avec cette image qui me reste d’une centaine de femmes, dont aucune blanche, qui balayaient le terrain pour évacuer l’eau et se faisaient siffler par le public. Ce temps long nous a un petit peu fait déjouer. En première période, on était un peu dominés physiquement même si on n’était pas distancés au score. Je retiens surtout la deuxième période. On passe pratiquement 35 minutes chez eux, on aurait pu marquer trois ou quatre fois avec une répétition de mêlées qu’on dominait. L’arbitre n’arrivait pas à siffler un essai de pénalité. »
Q: Que ressentez-vous alors?
R: « Il y a une espèce de doute qui s’installe avec l’arbitre qui siffle très rapidement, jusqu’à cette dernière action. Je l’ai refaite 20 fois, 200 fois, je passe derrière la ligne avec la vitesse qui était la mienne avec le terrain glissant. Malgré la présence de Philippe Saint-André qui est au sol juste devant moi et sur lequel je butte, je tombe et j’aplatis mais l’arbitre a eu cette réaction très spontanée et a ordonné une mêlée à 5 mètres. C’est un sentiment d’injustice qui prédomine. Je pense que la politique a pris le pas. Cela s’est confirmé lors de ce dîner officiel après la finale où il a été remercié avec une montre en or. »
Q: Quelle était l’ambiance après le match?
R: « Il y a eu une grosse frustration de toute l’équipe et il a fallu que je calme le vestiaire en disant que je n’avais pas marqué pour qu’on puisse rester concentrés et qu’on joue la troisième place pour avoir cette médaille de bronze, et surtout casser cette spirale contre les Anglais qui nous battaient depuis cinq ans. Cela nous a servi puisqu’on les a battus (19-9). On a cassé ce mythe d’incompréhension avec leur fameux +Good game !+ en passant une troisième mi-temps énorme avec eux. »
Q: Quel regard vous, natif d’Oujda (Maroc), portez-vous sur la victoire finale des Sud-Africains?
R: « Encore une fois, il y avait autre chose qui se passait. Moi qui suis croyant, j’ai vu que c’était une question de destin pour ce pays-là et tant mieux. Voir la présence ô combien importante de Mandela qui a été prisonnier pendant vingt-sept ans avec ce maillot N.6 symbolise tout. Voir sa joie en remettant la Coupe du monde, voir l’engouement du public, ces Blancs et ces Noirs s’embrassant dans les tribunes, ces couleurs arc-en-ciel qui flottent, c’était inconcevable deux ans auparavant. Moi qui suis né en Afrique, qui ai toujours combattu les problèmes de discrimination, d’obscurantisme, ça m’a beaucoup apaisé. Je me suis dit que le rugby, ça sert aussi à ça, c’est autre chose que de perdre ou de gagner, ça arrange les problèmes sociaux et politiques dans certains pays. »
Propos recueillis par Raphaël PERRY
© 2023 AFP
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